PELLE DI LAVa

peau de lave

Sur l’île de Stromboli les habitant.e.s savent que le monde est fini.

Iels vivent, se sachant à la merci de la montée des eaux et des éruptions volcaniques. Ici, sous la cendre, les vivant.e.s sont entre le feu et l’eau, se baignant encore et encore dans une mer très proche de la soupe originelle.

Le travail photographique de Chiara Indelicato pose cette question : comment vivre dans un monde fini ? Ici les ressources sont limitées et cela se sent.

Alors faut-il ne rien faire ? Ou alors le moins possible ?

Les habitant.e.s regardent la mer, regardent le ciel, ils surveillent le volcan.

Et agissent le moins possible.

Sur l’île on apprend vite à être en communion avec les éléments, plutôt qu’en antithèse. On sait bien que les murmures du volcan pourraient devenir à tout moment autre chose : une force destructrice, capable de renverser non seulement les viscères de la terre, mais aussi celles de la mer.

Depuis le large, Stromboli est un volcan, avec ses fumées et ses coulées. En débarquant, on prend conscience de l’insularité, du rythme imposé par sa voix barytone. On vit en regardant la mer, en écoutant le vent, en craignant la tempête.

Le monde au-delà de l’horizon se fait oublier derrière la silhouette en ruine de Strombolicchio, le volcan du passé, qui par sa destruction a fait naitre l’actuel Stromboli, qui sous nos pieds regarde son passé et contemple son futur. Et nous, au port, on laisse ses souvenirs comme un manteau dans le vestibule d’une maison.

Ici le temps est dominé par le fatalisme. L’urgence de la vie, du soleil et de la mer, qui n’arrête jamais de chanter sa prière, nous dépouille de notre passé, on est allégés. On vit dans l’attente de l’instant suivant avec une liberté tranchante et effrayante, comparable à un saut dans le vide.

Le futur est fait d’instants imminents, les projets ont le gout de rêves qui disparaissent au premier café du réveil.

À Stromboli on emploi l’expression vedendo, facendo « en voyant, en faisant », dans ce dialecte sicilien où la conjugaison au futur n’existe tout simplement pas. On la répète comme une formule magique pour apaiser nos âmes habituées à une vie réglée et remplie de certitudes, qu’on finira par détester.

Les habitant.e.s respirent doucement, réduisant leur présence au minimum. iels s’habituent à être à demi immergé.e.s, à moitié brûlé.e.s.

On marche lentement dans le silence des ruelles ; dans le grand soleil le jour et la nuit se confondent.

À Stromboli il n’y a pas d’éclairage public. On apprend à se fier à ses sens, à cheminer dans le noir. À la faveur de l’obscurité, la lueur de la lave devient un phare, une voix rauque accompagne les chuintements de la nuit et de la mer.

On l’attend la nuit, plus noire, pour qu’un drap d’étoiles puisse recouvrir la litanie des vagues. On attend avec impatience la lune croissante pour la voir surgir rouge et magnifique, et tout éclairer comme un soleil froid qui rend l’obscurité visible en noir et blanc.

La vie quotidienne des habitant.e.s de l’île est réglée sur la proximité avec la mer, les baignades quotidiennes et l’observation du volcan.

Les jours se sédimentent les uns sur les autres, comme les couches de lave qui changent le visage de l’ile constamment en une peau noire, épaisse et hirsute.

On saura s’y adapter et la trouver confortable, conscient de ce qui peut être changé et ce qui ne peut pas l’être.

C’est la cure du silence et du calme, un éloge à la lenteur. On le perçoit dans le bruit des pierres incandescentes qui descendent le chemin de la lave. Elles nous suggèrent l’idée qu’on puisse fuir le temps.

Dans ce monde fini, délimité par la mer et par la force brulante de la terre, dans ce monde préhistorique et extrême, nous nous abandonnons plus facilement à la vie, à ses difficultés et à ces renoncements qu’elle nous impose.

C’est ici, dans ce temps loin du temps, qu’on trouve notre nouvelle peau, une peau de lave.

Chiara Indelicato a mis en place une technique qui lui est propre pour développer ses films et tirer ses photos. Elle baigne ses images argentiques dans le café et la vitamine C, puis l’eau de mer. Ce procédé lui permet de travailler à Stromboli, où il n’y a pas de laboratoire ou de moyen de retraiter les chimies polluantes des images. Mais surtout cette recette à la simplicité déconcertante rend son geste organique. Elle crée un parallèle étonnant entre les images, les corps photographiés et le procédé.

Stromboli est un monde rude, où les éléments primitifs sont là toujours à l’œuvre : la lave et les cendres tombent dans la mer et créent les conditions de la vie sur terre.

Les images de Stromboli sont fidèles dans leur contraste à la qualité de noir de la roche volcanique, l’œil stable et contemplatif de l’habitante et photographe cherche la justesse, cherche l’émergence de l’image, puis du signe, puis du sens.

Le temps sédimentaire règne, à l’opposé du temps que nous gaspillons chaque jour.Les couches de laves sont l’horloge de notre monde, leur usure marque la durée véritable de notre socle.